Il y a maintenant dix ans, le slogan “le peuple veut la chute du régime” retentissait à travers les rues d’un grand nombre de pays du monde arabe. Ces régimes autoritaires en place depuis plusieurs décennies étaient alors plongés pour la première fois dans une incertitude concernant leur avenir.
Cette vague de contestation inédite par son ampleur et sa portée et qui sera plus tard appelée « printemps arabe » renvoie communément à la Tunisie, à la Libye, à l’Egypte, à la Syrie ou encore au Yémen où les peuples se sont soulevés avec pour revendications le respect de leurs libertés fondamentales, de leur dignité et l’instauration de la démocratie et de ses valeurs, un changement de leur condition en somme.
Dans tous ces pays, les pouvoirs en place ont répondu par la force (au moins dans un premier temps) et les contestations populaires ont été l’objet de larges couvertures médiatiques, qu’elles aient débouché vers de réels changements structurels ou vers le chaos et la guerre.
Perdue parmi ces révoltes marquant le monde arabe se trouve la contestation à Bahreïn, qui, si elle a pu être occultée, a pourtant bien existé comme en atteste la situation actuelle du pays.
Le 14 février 2011, des manifestations pacifiques éclatent à Manama dénonçant la mainmise de la famille royale sunnite Al Khalifa sur le pouvoir politique et le pays, régnant au mépris de la majorité chiite de la population se voyant être la cible de discriminations en matière d’accès aux emplois publics ou de représentation politique entre autres. Le soulèvement n’est pourtant pas sectaire; les manifestants affirment : « pas de sunnites, pas de chiites, seulement des bahreïnis » dans leur union face aux Al Khalifa. Les autorités répriment les manifestations si violemment et durement que des morts sont à compter, et dès mars 2011, des troupes saoudiennes et émiraties invitées par le pouvoir en place entrent à Bahreïn sans aucun mandat international dans le but d’écraser la contestation dans le sang. Cela ne suscite alors que très peu d’attention de la part de la communauté internationale.
Tandis que les soulèvements populaires du Printemps arabe ont notamment débouché sur des transitions démocratiques en Tunisie et en Egypte (dans un premier temps), et sur des guerres civiles en Libye, en Syrie ou au Yémen, Bahreïn, faisant l’objet d’une attention politique et médiatique bien moindre, n’a connu qu’une répression sanglante menée à travers des détentions arbitraires, la torture, la contrainte au silence et autres méthodes liberticides et autoritaires, en réponse à une contestation de nature pacifique. Le pouvoir politique, largement illégitime aux yeux des bahreïnis, est resté en place et n’a eu à répondre d’aucun de ses crimes, étant protégé par l’Arabie-Saoudite et son allié des Emirats Arabes Unis.
La Bahrein Independent Commission of Inquiry formée en juin 2011 à l’initiative du roi avec pour but d’examiner les incidents et évènements survenus quelques mois plus tôt durant la révolte populaire avait pourtant clairement mis en cause le gouvernement du pays à travers un rapport affirmant qu’il était responsable de l’usage excessif de la force dans la répression des manifestations ainsi que de la pratique de la torture. En choisissant d’ignorer les conclusions et recommandations de la commission, le gouvernement a fermé la porte aux visions et propositions alternatives visant à résoudre la crise vécue par le pays.
Non seulement le soulèvement populaire à Bahreïn n’a pas pu atteindre ses objectifs et concrétiser les espoirs partagés des manifestants, mais il a été suivi par une décennie entière d’oppression à travers laquelle les autorités bahreïnies ont transformé le pays en véritable État policier, bafouant la grande majorité des droits humains fondamentaux. Là où les pays occidentaux sont intervenus pour renverser le régime en place en Libye et ont mis en place des sanctions contre le régime syrien, le pouvoir à Bahreïn bénéficié d’une impunité totale.
Dix ans après les évènements de février 2011, la réalité du pays est bien pire que celle précédant la révolte pacifique. Les principales figures du soulèvement de 2011 et de l’opposition politique sont exilées ou emprisonnées, le principal parti d’opposition et de représentation de la majorité chiite de la population, Al Wefaq a été interdit en 2016 et les institutions politiques et judiciaires sont en majorité directement ou indirectement aux mains du pouvoir en place.
En matière de droits, les discriminations à l’encontre de la majorité chiite de la population se sont accrues et la société civile fait l’objet d’un contrôle étouffant de la part de l’Etat. 12 personnes sont actuellement condamnées à mort (le moratoire concernant la peine de mort en vigueur au pays ayant été levé en 2017) et la torture est récurrente en prison et est notamment utilisée dans le but de faire avouer des crimes n’ayant pas été commis. Les procès ne sont de même pas équitables et servent souvent des objectifs politiques plutôt que judiciaires. La déchéance de nationalité et la naturalisation sont tournées en instrument de répression avec un constat sans équivoque : Bahreïn est un Etat qui crée des apatrides.
Toute dissension ouverte peut coûter très cher, et ce à l’abri de l’attention médiatique étrangère et de celle de la communauté internationale, d’autant plus que les élites au pouvoir s’engagent désormais dans des stratégies de sport-washing, dans le but de se légitimer. Dans les conditions actuelles, la situation ne semble pas propice au changement sans réelles actions de la part de la communauté internationale.
Ne serait-il pourtant pas dans l’intérêt même des Al Khalifa d’asseoir leur pouvoir politique sur une légitimité auprès des citoyens bahreïnis plutôt que sur la violence? Une réelle réforme constitutionnelle de la monarchie ne serait-elle pas plus encline à garantir la stabilité dans le royaume et proposer un modèle viable en matière de droits humains pour le futur de la région? Les principes tels que l’égalité de tous, la sécurité ou encore les droits politiques, en somme, les droits humains ne relèvent-ils pas d’une question existentielle pour toute société aspirant à la stabilité et la prospérité?
La réaction des autorités bahreinies au soulèvement de 2011 n’a produit d’effet que sur les “symptômes” des maux du pays tout en ignorant leurs causes. Tant que ces problèmes ne reçoivent pas l’attention qui leur est due, il ne fait aucun doute qu’un nouveau soulèvement du peuple bahreïni pour ses droits fondamentaux n’est qu’une question de temps.